Le besoin d’un pragmatisme vraiment pragmatique

 Dans Nouvelles

David Castrillon[1]  – MSc en Gestion

Directeur général – Projet Collectif en Inclusion à Montréal (PCEIM)

Président – Réseau alternatif et communautaire des organismes (RACOR) en santé mentale de l’île de Montréal

 

Une des compétences souvent exigées dans les organisations est la capacité d’être pragmatique. La vision la plus répandue du pragmatisme rend cependant difficile le développement de la créativité au sein même des organisations, et peut être dans ce sens contre-productive.

 Une conception réductrice du pragmatisme

Le concept d’être pragmatique, avec une approche simplificatrice, renvoie à l’image d’une personne tournée vers l’action, qui ne s’arrête pas aux idées, aux idéologies ou aux théories pour prendre une décision et agir. Cette idée, assez répandue dans le monde des organisations, en plus d’être contraire au sens originel du pragmatisme, cache une réalité à laquelle personne ne peut échapper : les êtres humains observent toujours la réalité à travers le prisme de différentes représentations. Lorsqu’on agit et lorsqu’on prend des décisions, ces représentations (qu’on peut aussi appeler idéologies, croyances, systèmes de pensée, paradigmes, etc.) nous influencent, consciemment ou non, et nous indiquent ce qu’il faut faire, et la manière de le faire.

Cette idée simplificatrice du pragmatisme signifie qu’une personne qui se dit pragmatique se croit alors libre  des idéologies et se centre simplement sur les opérations. En réalité, elle est aveugle quant à ses propres représentations de la réalité. Ce manque de conscience peut générer des dynamiques organisationnelles stéréotypées et un manque de compréhension de tout l’éventail des conséquences potentielles lors d’une prise de décision. Comme le disait Bertrand Russell, une personne pragmatique est, en ce sens, une personne qui ne sait pas quoi faire dans la pratique.

 Une conception répandue

Il est courant d’observer, lors de réunions dans des organisations, dans des équipes ou dans des groupes, une pression à faire partie de ce type de pragmatisme. On peut voir par exemple que les personnes  se concentrent sur la mise en place  de listes d’actions. Parfois, certaines analyses dépassent le plan opérationnel, sans toutefois questionner le sens même des activités pour l’ensemble de l’organisation. On repose alors sur les résultats, les objectifs et les indicateurs en guise d’évaluation.

Il est donc nécessaire de faire un  travail d’accompagnement afin de montrer comment ces pratiques sont largement chargées d’idéologies et comment ces idéologies guident les réflexions même sans être nommées.

 Le sens d’être réellement pragmatique

 Paradoxalement, une de choses à faire en tant que gestionnaire est, de dévoiler l’idéologie derrière cette idée de pragmatisme afin de devenir réellement pragmatique. Ceci dit, pour le créateur du pragmatisme, Charles Sanders Pierce, être pragmatique implique d’observer attentivement les conséquences possibles et probables des pratiques dans leur complexité. Contrairement à une approche réductrice du pragmatisme, être pragmatique (selon le sens originel du terme) nécessite donc d’avoir une pensée complexe pour prendre des décisions synergiques – en d’autres mots, qui ciblent plusieurs objectifs à la fois.

La boucle pragmatique

Une classification des types d’actions peut servir de point de départ pour réaliser une intervention dans les organisations et sert à clarifier le concept de pragmatisme.

Niveaux d’action

  1. L’action opérationnelle

L’action opérationnelle nous permet d’impacter la réalité humaine et technique de l’organisation. Ce niveau d’action est composé de toutes les tâches spécifiques, pouvant se diviser en sous-tâches. Dans une organisation en développement social, par exemple, on peut retrouver l’action opérationnelle dans l’organisation d’un atelier, et on observe les sous-tâches dans le travail précis des intervenants au sein de ces ateliers. Pour le gestionnaire, il s’agit à ce niveau d’action d’accompagner à la création d’un plan opérationnel pour que l’activité soit réalisée en utilisant le minimum de ressources possibles.

Voici quelques exemples de questions de base dans l’action opérationnelle:

  • Quelle action va-t-on réaliser?
  • Quelles ressources sont nécessaires?
  • Quelle est le calendrier de réalisation de l’action?
  • Qui est le/la responsable de l’action?
  • Quel est le public ciblé?
  • Combien de personnes sont attendues?
  • Quels sont les moyens de communication?
  1. L’action analytique

L’action analytique sert à expliquer et à encadrer l’action opérationnelle dans les organisations; elle est donc liée aux idées qui encadrent et justifient les opérations. On y parle des objectifs ou des résultats des actions. Ce niveau nécessite des compétences analytiques. Dans le langage de la gestion, on qualifie ce niveau de pensée stratégique.

Voici quelques exemples de questions de base dans l’action analytique:

  • Quels sont les objectifs?
  • Quels sont les résultats attendus?
  • Comment peut-on contrôler et évaluer les actions?
  • Quels indicateurs va-t-on utiliser?
  • Quelle rentabilité immédiate obtiendra-t-on?
  • Est-ce que les actions et les objectifs sont cohérents avec le plan stratégique et la mission?

L’approche simplificatrice du pragmatisme peut arriver jusqu’à ce niveau d’action.

     3. L’action réflexive

L’action réflexive aide les gestionnaires à être conscients des idées, des images et des paradigmes qui les ont amenés à justifier les opérations mises en place dans leurs organisations. On passe ici à un autre niveau d’action puisqu’on prend conscience que les objectifs, la mission et la vision sont les résultats de choix qui ont été faits en s’appuyant sur un certain type de rationalité. L’action réflexive questionne aussi les représentations des gestionnaires, les racines de leurs préférences. Cela implique de remettre en cause les idées qu’ils se font des organisations, et de questionner la provenance de ces idées. L’action réflexive cherche aussi à rendre explicites, le ou les systèmes de représentation existants dans la vie courent de l’organisation. . Elle permette de comprendre aussi les limites de notre propre compréhension.

Voici quelques exemples de questions de base dans l’action réflexive :

  • Pourquoi a-t-on choisi ces objectifs, ces plans, cette mission?
  • À quel type de rationalité répondent ces objectifs?
  • Quelle est la rationalité dominante dans l’organisation (économique, financière, technologique, sociale, politique, etc.)?
  • Quelles autres rationalités peuvent être utilisées pour mieux comprendre nos choix?
  • Est-on conscient de la représentation qu’on se fait de l’organisation?
  • Quelle est la représentation dominante de l’organisation? (Un machine, un ordinateur, un cerveau, un organisme vivant, un phénomène social, une famille, etc.)Est-on capable de mobiliser d’autres représentations?
  • Quelles tensions/paradoxes/contradictions traversent l’identité de l’organisation?

Cette liste de questions est non-exhaustive et pourrait être développée avec plus de précision. La richesse d’une approche vraiment pragmatique est la possibilité d’augmenter le degré de conscience qu’on a de l’organisation, pour ensuite enrichir la prise de décision et les pratiques qui en découlent.

Pour conclure, un des défis des gestionnaires, pour avoir des organisations plus efficaces et plus créatives, serait de permettre aux personnes d’être vraiment pragmatiques, c’est-à-dire, de les doter des méthodologies appropriées pour mobiliser ensemble les différents types d’actions présentés ci-haut et se poser les bonnes questions.

[1] David Castrillon, Directeur général,  PCEIM. Consultant en analyse et développement d’organisations M. Sc. Gestion (HEC Montréal).

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