L’assistance, ou l’inexistence de l’autre en temps de pandémie
David Castrillon – MSc en Gestion
Directeur général – Projet Collectif en Inclusion à Montréal (PCEIM)
Président – Réseau alternatif et communautaire des organismes (RACOR) en santé mentale de l’île de Montréal
Révise par Justine Israël
L’assistance, ou l’inexistence de l’autre en temps de pandémie
Monsieur S passe une grande partie de ses journées assis sur le trottoir de la promenade M. Il porte la barbe, comme d’autres messieurs le font. La chaleur de l’été se fait encore sentir, et Monsieur S la ressent. Madame E arrive et s’assoit à côté de Monsieur S. Elle, aussi, ressent la chaleur. On le voit sur leurs visages. Les deux s’étaient déjà rencontrés quelques jours plus tôt, sur la même promenade, à la même place, en face du même magasin. Ils restent assis, séparés d’environ deux mètres. De son trottoir, Monsieur S a comme paysage courant des jambes qui se promènent de gauche à droite, de droite à gauche. Parfois, des petits yeux le regardent avec surprise, avec étonnement, avec curiosité. Lorsqu’il lève les yeux, il voit le ciel. Il voit des visages, parfois vides, parfois remplis de vie. Ces visages transpirent aussi. Monsieur S sent monter en lui, depuis un certain temps, un inconfort qu’il n’arrive pas à nommer. Cet inconfort semble grandir chaque fois qu’un être humain marche devant lui. Cette fois-ci, assis avec Madame E sur le trottoir, il trouve les mots. « Je n’existe pas ». Elle écoute. Elle sent de l’impuissance. Mais plus subtilement, et plus fortement, elle sent qu’elle existe très fortement aux yeux de Monsieur S. Elle voit clairement que cet instant de partage leur donne accès à une belle forme d’existence. Elle est en train de partager un moment avec lui, et lui avec elle, sans autre objectif que d’être ensemble, de rester en relation, d’interagir. Les deux nourrissent leur sentiment d’exister, d’être reconnu, d’avoir une place aux yeux de l’autre, d’être quelqu’un plutôt que rien, de soutenir leur esprit, finalement. Madame E, intervenante communautaire, incarne une façon de comprendre l’action sociale selon laquelle les deux font partie d’une même espèce déboussolée. Madame E comprend que les deux partagent cette vulnérabilité humaine de base, où l’existence et le fait d’être reconnu peuvent être des besoins plus forts que le besoin de s’occuper de son fonctionnement biologique.
Malheureusement, cette façon de comprendre les relations et l’action sociale est plus difficile à incarner lorsque le contexte social nous pousse vers une vision de l’être humain comme étant une espèce dont la base est le besoin de subsistance.
L’assistance : un modèle encore à déconstruire
Il est possible d’avoir différentes façons d’agir en développement social ou en action sociale pour une organisation. Une de ces façons est de concevoir l’action sociale à partir d’une stratégie d’assistance.
Le piège du schéma pyramidal des besoins
En temps de pandémie, on remarque que cette stratégie gagne du terrain. Elle a comme modèle le schéma pyramidal de besoins humains. Ce modèle linéaire, très ancré dans l’imaginaire de notre société, néglige les autres besoins fondamentaux. Ils passent au second plan, comme si on pouvait mettre certains de nos besoins sur pause. Notre vie quotidienne, on le sait, est beaucoup plus complexe que ça, mais l’image qu’on reçoit avec ce modèle cache cette complexité. Qui plus est, ce schéma amène une confusion pratique, rendant difficile la différenciation entre un besoin, une réponse au besoin et des biens mobilisés dans ces réponses.
Assistance et asymétrie humaine
Ainsi, une organisation ancrée dans une stratégie d’assistance va typiquement parler de « besoins de base », ce qui est en fait plutôt la mobilisation de biens pour répondre au seul besoin de subsistance. Les aliments sont des biens nécessaires pour notre subsistance, alors que les réponses élaborées afin de mobiliser ces biens pour que les personnes y aient accès peuvent varier. Une réponse au besoin de subsistance peut être un programme d’assistance, par exemple, « qui distribue des aliments aux pauvres »[1]. Une autre réponse peut déconstruire cette vision des besoins et véhiculer plutôt une compréhension des besoins et des personnes qui va favoriser des projets dans lesquels le rôle citoyen est vécu activement, dans lesquels la participation est favorisée et dans lesquels la compréhension des enjeux limitant la satisfaction des besoins est mise de l’avant.
Les stratégies d’assistance sont courantes dans le monde de l’entreprise privée et on les voit s’insérer dans l’action des organisations à vocation sociale. Elles ont tendance à se centrer sur le seul besoin de subsistance. Cette approche amène les acteurs à une compréhension de l’interaction humaine comme étant asymétrique. D’un côté, il y a ceux qui « sont dans le besoin », « les personnes vulnérables », et de l’autre côté, il y a les « sauveurs », ceux qui « comprennent » ce dont ont besoin les « vulnérables ». Les sauveurs ne voient pas qu’ils mobilisent une stratégie d’assistance : elle se cache à nous, passe inaperçue à notre conscience lorsqu’on l’incarne.
Le langage de l’assistance
Le langage utilisé pour présenter l’action sera composé principalement de technicités, de chiffres, de logistique et de bonnes intentions. La personne (ou la communauté) assistée est dépourvue de sa capacité d’agir comme sujet autonome. L’image de l’autre (parfois implicite, mais toujours très présente) est celle de quelqu’un de passif, qui attend d’être nourri. Ainsi, les programmes et projets seront imposés, parfois subtilement, parfois plus directement, dépendamment du contexte dans lequel ils veulent s’installer.
Si les acteurs vers qui l’assistance est dirigée veulent donner leur avis – des fois ce regard asymétrique est même intériorisé par les personnes assistées – il est courant de leur envoyer un regard condescendant, qui tire un trait entre ceux qui décident et ceux qui doivent être reconnaissants de la décision.
Le sauveur et son besoin
Si on déconstruit ce qui se passe chez les acteurs qui véhiculent cette approche, cette stratégie est un moyen qui nourrit leur propre sentiment d’exister, leur besoin essentiel de reconnaissance. Si Monsieur S et Madame E ont trouvé ensemble une réponse inclusive à ce besoin essentiel, l’acteur incarnant une stratégie d’assistance a trouvé une autre réponse, moins inclusive, au même besoin.
Cette réponse est supportée par un système (une organisation, une politique, une normativité) et est normalement un piège pour la personne : elle va trouver une représentation d’elle-même comme étant la sauveuse, le héros, et cherchera à confirmer cette représentation constamment par des récompenses symboliques et matérielles que la société devrait lui octroyer. Il s’agit d’une course qui, en plus de rendre la vie ensemble difficile, lui met une pression constante : il faut soutenir cette image de sauveur.
Une autre possibilité
Monsieur S et Madame E se remercient mutuellement pour le moment passé ensemble, assis sur la promenade M. Le remerciement n’a pas de paroles, plutôt composé de petits gestes plus significatifs. Ils se donnent, et nous donnent, un cadeau fragile, limité, mais à échelle humaine : le cadeau de savoir que les réponses au besoin de sentir qu’on existe ne sont pas permanentes, que ce besoin ne se comble pas, mais que la conscience de l’impossibilité de le combler ouvre la porte à des réponses riches, inattendues, inclusives.
On se donne la
possibilité de reconnaître mutuellement cette vulnérabilité essentielle de
notre espèce et de trouver ensemble des moments inclusifs pour y répondre. S’il
y a un engagement que le mouvement communautaire doit respecter, c’est celui d’aider
à créer davantage d’espaces pour que ces types de réponses soient possibles.
[1] On va parler aussi de gens vulnérables, de personnes dans le besoin, toujours s’excluant soi-même dans la vulnérabilité et le besoin, vision véhiculant une représentation orgueilleuse de soi-même.
Illustration : Daniel Barreto
Le Projet collectif en inclusion (PCEIM) est un organisme soutenu par Centraide du Grand Montréal