La transformation sociale : entre l’abstrait et le concret

 Dans Nouvelles

David Castrillon

Directeur général – Projet Collectif en Inclusion à Montréal (PCEIM)

Révise par Justine Israël


LA TRANSFORMATION SOCIALE : ENTRE L’ABSTRAIT ET LE CONCRET

Je me suis demandé et je me demande encore de quoi il s’agit lorsqu’on parle de transformation sociale. Il me semble que les postures varient dépendamment de la personne interlocutrice et de son rôle.  Mais, en général, j’identifie des éléments récurrents dans les discours : la justice sociale, la lutte contre les inégalités, la lutte contre l’exclusion, la lutte contre la pauvreté, puis des idées comme l’innovation sociale, le transhumanisme, la transformation numérique, etc. Il y a des idées sur la transformation sociale qui sont plutôt descriptives de la réalité (on habite dans un monde de transformations sociales) et d’autres qui vont plutôt dans le sens de ce qu’on souhaiterait voir arriver (on veut changer l’état actuel des choses). Souvent, j’ai le sentiment qu’on reste à un niveau d’abstraction qui rend difficile la possibilité d’avoir un regard sur les réels espaces habités par les êtres humains concrets. Je reviendrai sur cette idée du « niveau d’abstraction ».

Pour tenter de répondre à la question de départ, j’aimerais m’arrêter un moment sur ce qu’est la « lutte contre la pauvreté ». J’ai une certaine difficulté à bien saisir le sens de cet énoncé. Notre besoin de compréhension nous amène, parfois, à essayer de donner un sens aux réalités qui nous dépassent en leur donnant un caractère humain. Donc, quand j’entends la phrase lutte contre la pauvreté, j’ai toujours l’impression que la pauvreté est personnifiée, comme si elle avait sa personnalité propre. En plus (et c’est peut-être une déformation personnelle), je sens une certaine réticence lorsqu’on m’invite à lutter : je ne me sens pas très héroïque ni courageux.

Je me sens plus à l’aise lorsque mes capacités guerrières, qui ne sont pas très présentes, ne sont pas sollicitées, surtout en contexte de paix. Je préfère, par formation ou -formation, observer, essayer de comprendre, échanger, discuter, débattre, apprendre, reconnaître, sentir, au lieu de lutter. Aussi, je comprends mieux ce que je dois faire lorsque, au lieu de faire de la pauvreté un personnage à battre, je peux observer, comprendre, échanger, discuter, débattre, apprendre, reconnaître, sentir, afin d’agir sur les contextes, les politiques, les représentations ou les manières de s’organiser qui empêchent la satisfaction de besoins humains. Ainsi, je trouve plus de sens lorsqu’on parle des pauvretés que de La Pauvreté, comme l’a exposé Manfred Max-Neef au début des années 90 : lorsqu’un besoin humain devient difficile à satisfaire, une pauvreté liée à ce besoin émerge.

Par exemple, lorsqu’il y a des dynamiques d’imposition, il est très probable qu’une pauvreté s’installe : celle liée au besoin de participation, ce besoin humain fondamental. En fait, dans cet exemple il est fort probable que d’autres pauvretés s’installent aussi : celles liées aux besoins de compréhension, de création, de liberté, etc.[1] L’imposition d’une décision est donc un obstacle à la satisfaction de besoins humains essentiels. Ce type de dynamique d’imposition se justifie souvent sous l’impératif de devoir répondre au besoin, fondamental aussi, de protection. En fait, les régimes autoritaires vont souvent invoquer ce besoin comme étant une fin ultime, et l’imposition devient donc la réponse la plus adéquate. On crée de cette façon plusieurs pauvretés, c’est-à-dire qu’on rend difficile la satisfaction de plusieurs besoins fondamentaux pour les humains. De façon plus générale, la tentation de se focaliser sur un seul besoin comporte le danger de limiter la satisfaction d’autres besoins.

Si vous vous êtes rendu là, cher lecteur, j’aimerais revenir à la question de la transformation sociale : j’aime bien quand on est capable d’être concret au lieu d’abstrait. Par là, je veux dire quand la réflexion tient compte des contextes dans lesquels on agit : au lieu de faire abstraction, c’est-à-dire d’enlever les humains de leur contexte, on les concrétise, on les place dans leur environnement. Il y a des cadres de réflexion et d’action qui sont très abstraits, d’autres plus concrets, mais « abstrait » ne veut pas dire « réflexif », tout comme « concret » ne veut pas dire « sans réflexion ». De fois, j’entends ces types de phrases : « mais concrètement, c’est quoi », ou « j’aurais besoin qu’on soit plus concret », mais ce que je remarque souvent c’est que cela veut plutôt dire « sans prendre le temps » (de réfléchir sur le contexte, d’écouter l’autre, de bien saisir la problématique, de questionner ses propres prémisses). La santé mentale, pour donner qu’un exemple, est l’un des terrains les plus abstraits : en donnant un diagnostic à une personne, on élimine la contextualisation nécessaire pour comprendre quelque chose (l’histoire de la personne, les espaces dans lesquels elle interagit, les situations actuelles, les violences implicites ou explicites vécues). La personne est abstraite du contexte de sa vie concrète, parce qu’on n’a pas le temps d’en tenir compte, mais comme par magie, on donne l’impression à la personne diagnostiquée qu’on a été très concret.

En résumé, la transformation sociale me semble être une notion tellement abstraite qu’il faut passer par d’autres abstractions comme la justice sociale ou la pauvreté pour l’aborder, et que finalement, lorsqu’on arrive à quelque chose de concret, je ne sais pas où je suis. Je me trouve donc parfois entouré de mots et de phrases qui, à mon avis, devraient être révisés par le secteur de l’action sociale (ce qui vaut pour d’autres secteurs aussi).

Je me demande si, rendu là, je suis abstrait ou concret lorsque je n’ai pas de réponse sur ce que signifie la transformation sociale.

[1]Cet et cetera doit être compris comme étant un cadre de 9 besoins humains fondamentaux, soit : création, loisir, liberté, affection, subsistance, protection, compréhension, participation, identité. Ainsi, lorsqu’on parle de La Pauvreté on fait souvent référence uniquement au besoin de subsistance.

 


Le Projet collectif en inclusion (PCEIM) est un organisme soutenu par Centraide du Grand Montréal

Recommended Posts

Leave a Comment