De l’écoute active à l’échange humain

 Dans Nouvelles

David CastrillonDirecteur général – Projet Collectif en Inclusion à Montréal (PCEIM)


 

Je le voyais sur son visage, cette petite tension, subtile mais bien présente. Je parlais, je parlais, sans arrêt, tenant parfois des propos intenables. Pas de réaction, sauf une légère inclinaison de tête, un ton toujours doux, mais raide, une raideur de rétention. Parfois, une question venait, me donnant l’impression qu’elle avait déjà une opinion, mais qu’elle ne voulait pas l’exprimer. J’ai insisté, encore et encore, mais rien ne changeait. Toujours cette même expression, ce même ton, et moi, devant, en sachant que ce n’était pas possible !

Je sortais avec le sentiment d’être face à une figure baignée d’une sainteté inaccessible. Ce qui me frustrait le plus, c’était l’impossibilité de nommer la situation sans briser la mise en scène et provoquer chez elle une frustration. Ce n’est qu’après que j’ai compris : c’était la technique de l’écoute active.

 

L’écoute  

Durant nos premières années, nous sommes intensément entraînés à lire les visages humains. Cet apprentissage est possible grâce au manque de langage. Le bébé humain est irrésistiblement attiré par les visages et les gestes des autres, avec une expressivité propre à notre espèce. Pendant au moins deux ans, nous intégrons le monde des émotions à travers ces interactions faites des mouvements, de tons, de regards. 

Le langage, lui, est à la fois un produit et un outil de l’évolution. Il permet de partager et de contextualiser les émotions. Mais il peut aussi les dissimuler, cacher ce que notre corps dit réellement. Malgré la distraction qu’il crée, nous restons experts pour repérer les subtilités des gestes, de sous-tons que la voix amène, même si on a appris à l’ignorer ou à faire semblant qu’ils ne sont pas là. 

Dans nos sociétés hyper-techniques, cette lecture, ou plutôt cette écoute, serait pourtant dévalorisée dans certains contextes au profit d’une écoute plus mécanique, plus contrôlée, qui se répand dans plusieurs sphères de la vie. L’écoute humaine deviendrait donc objet de technique et de contrôle. Mais les humains sont faits de contradictions, de désordre, d’imprévu. La technique donne l’illusion de pouvoir les éliminer. 

Même les gestes deviennent objets de technique. On ne se contente plus de les lire intuitivement : on apprend des méthodes, on suit des formations sur la “lecture du non-verbal”. Mais la technique a du mal à composer avec la complexité des gestes : ils sont à la fois singuliers, liés à l’histoire de chaque personne, et contextuels, inscrits dans une culture, un moment, une interaction qui est vivante.  

Si on ajoute que ces sociétés du contrôle sont aussi des sociétés qui poussent les individus vers l’affirmation de soi – trouver sa place passe par la mise en valeur de soi, l’auto-promotion permanente – l’acte d’écouter humainement, qui est en soi un défi, devient un acte improbable. 

 

La technique d’écoute et la distance 

Entrer en relation avec une autre personne, saisir ce qu’elle ressent et réagir, peut-être maladroitement, face à une émotion, peut être confrontant, voire imprévu ! Et ce qui est imprévu est difficilement toléré. La technique d’écoute va offrir l’anticipation d’un résultat, l’exercice du contrôle. On croirait que sans elle, être face à l’autre deviendrait une expérience déstabilisante : on pourrait être maladroit, imprudent, naïf, bref, sans contrôle !  

La technique sert alors à dissimuler la perte de contrôle, en nous donnant le sentiment que nous obtiendrons le résultat qu’elle promet. Un des prix à payer lors de son utilisation serait la distanciation. La technique créerait une distance entre l’autre et moi, une distance perceptible mais indicible. La personne écoutée activement se retrouverait dans une situation paradoxale : elle sent et lit, sur le visage et les gestes de l’autre, des éléments artificiels d’une posture qui se veut humaine, naturelle, sincère. Pourtant, elle ne peut pas nommer ce qui est réellement vécu. Elle ne peut pas dire ce qui devrait être écouté. 

 

L’écoute engagée : perdre le contrôle 

Quand je l’ai connue, ayyye, elle ne faisait pas semblant. Je me souviens, elle m’a dit : mmm, “Je ne crois pas ça, vraiment”, avec cette tête de « toi, tu ne vas pas me raconter des histoires ». J’ai vu qu’elle disait ce qu’elle ressentait, et tout de suite, je lui ai fait confiance. Elle ne répétait pas ce que je disais, comme les autres.  Elle, elle est comme elle est, et j’aime ça. Pis on rit des histoires qu’on se raconte des fois, parce qu’elle aussi peut se raconter des histoires. 

Lire les visages, lire les gestes, fait partie de notre espèce. C’est une capacité complexe, ancrée dans le vivant, qui se reconstruit dans chaque contexte, dans chaque interaction, ce n’est pas donc mécanique, elle est au-delà de la technique. Dans une société de contrôle, cette capacité devient un défi, mais elle persiste. Réagir, essayer de comprendre, nommer l’inconfort, le désaccord, questionner et se questionner, s’exposer, être maladroit, reconnaître ses maladresses et travailler avec, tout cela demande une sorte de « se laisser aller » tout en étant engagé.  

Ainsi, se montrer sans cette injonction tacite à affirmer sa supériorité – souvent passivement – semble devenir une forme de résistance. Pourtant, malgré ce contexte d’affirmation, d’autres formes sont toujours présentes et disponibles. Souvent sans le savoir, nous refusons un monde entièrement régi par la technique.  

Nous faisons vivre des espaces qui reconnaissent cette capacité d’interagir et d’ouvrir des portes à des échanges imparfaits, toujours à refaire, parfois insécurisants, mais profondément humains.

 

Crédit photo : Photo de Aleksandr Barsukov sur Unsplash


 

Le Projet collectif en inclusion (PCEIM) est un organisme soutenu par Centraide du Grand Montréal

 

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