Du pouvoir au sentiment d’exister
David Castrillon – Directeur général – Projet Collectif en Inclusion à Montréal (PCEIM)
Ma vie au Québec a commencé il y a plus d’une décennie. Le français n’est pas ma langue maternelle. Mon accent restera toujours différent des accents traditionnels québécois¹, et ma prononciation peut encore être une source d’incompréhensions. Les images qui circulent dans le monde au sujet du pays et de la région où je suis né et où j’ai grandi sont, en grande partie, peu agréables. La représentation qui en découle peut donc ignorer la diversité des expériences humains. Souvent, des propos qui m’ont été adressés au Québec découlaient de ces réalités : par exemple, on s’attendait à ce que j’interagisse avec les autres d’une certaine manière, ou même que je maîtrise certains sujets.
Ces propos, isolés et sortis de leur contexte d’interaction, auraient pu être reçus avec inconfort, honte, tristesse, douleur, colère, ou tout à la fois. Mais, pris dans le moment de l’interaction, plusieurs de ces propos étaient en contradiction avec ce que je percevais : le besoin des personnes d’entrer en contact, d’interagir avec moi. Ainsi, au lieu de ressentir ces émotions, mon ressenti prenait une autre direction : de l’émoi, grâce à l’intérêt qui m’était porté et de l’enthousiasme, face à la possibilité d’avancer vers une compréhension mutuelle et d’apprendre ensemble.
C’était, surtout, une réponse à ce besoin humain essentiel de se sentir exister, d’être quelqu’un : je sentais que j’étais pour ces personnes quelqu’un à qui elle s’intéressaient, même si leurs propos étaient parfois naïfs ou maladroits. Mais surtout je sentais que j’étais pour elles quelqu’un leur permettant de sentir leur propre existence grâce à mon regard, à mes réactions. Je me suis également rendu compte que je partageais ce sentiment avec plusieurs personnes ayant reçu des propos similaires.
Cependant, certaines idées sur l’inclusion, la diversité ou l’équité, basées sur une analyse centrée sur le pouvoir, invalidaient ce sentiment : j’aurais dû plutôt me sentir agressé dans ce type d’interactions.
Le pouvoir comme lunette
Il existe une conception souvent implicite dans certaines théories sur nos relations, qui conçoit l’être humain comme possédant, au fond de lui-même, une force le poussant à s’imposer aux autres : il serait donc, par nature, égoïste. Dans certains courants chrétiens, on parle de la méchanceté issue du péché originel. Dans un langage laïc, on évoque surtout le pouvoir comme étant à la base de toute relation. Une variante consiste à dire que nous sommes socialement construits, mais puisque la société est faite de relations de pouvoir, c’est finalement cela qui nous constitue. Cette variante, en s’enfermant sur elle-même, exclurait les observations des premiers rapports sociaux entre les bébés et leurs parents qui montrent un autre type de relations : un fort souci de l’autre et une forte dépendance, qui sont à la base de ce qui nous constitue.
Cette conception de l’être humain, très répandue en Occident, est acceptée dans plusieurs milieux, aussi bien de « droite » que de « gauche », sans questionnement². Comme le disait Tzvetan Todorov, « cette ‘thèse’ ne se présente pas comme telle : elle est plutôt un présupposé qui reste non formulé et que, pour cette raison même, son auteur n’a pas l’occasion d’argumenter ; nous l’acceptons d’autant plus facilement »³.
L’avantage de cette conception est le sentiment de distinction qu’elle procure lorsque mobilisé, donnant ainsi l’impression de contribuer au sentiment d’exister. Distinction possible grâce à l’apparente prise de conscience sur la méchanceté constitutive des humains. Ceux qui pensent autrement seront considérés comme étant soit naïfs, soit aliénés. Mais une des conséquences d’interpréter les relations sous cette conception est de créer ce même type de relations : en croyant que toute relation humaine est basée sur un rapport de pouvoir, j’observe l’autre sous cet angle et ma posture face à lui, et la sienne face à moi, s’accommodent de cette représentation, créant ainsi un rapport qui confirme une réalité relationnelle qu’on vient de créer, celle du pouvoir. Il s’agit d’un acte performatif ou d’une idée qui s’autoréalise.
Une autre perspective
Les propos reçus dont je parle au début, passés par le filtre de cette conception de l’être humain, auraient évidemment eu un impact sur mes émotions, ma pensée et mes relations. Mais d’autres possibilités de compréhension me semblent plus riches, plus cohérentes avec la complexité de notre condition humaine. Plutôt que de penser que le désir de s’imposer aux autres est la source de notre être, on pourrait comprendre qu’il ne s’agit que d’un moyen parmi d’autres de tenter de répondre à ce besoin essentiel de se sentir exister, d’être regardé par autrui.
Des moyens violents, physiques ou symboliques, disponibles et acceptables dans l’environnement social peuvent être mobilisés par des groupes, et dans les interactions avec autrui, pour ressentir, grâce au pouvoir exercé, qu’on nous perçoit comme un souverain, un dieu, ou une figure toute-puissante, un leader, un gagnant. Des moyens violents peuvent également être mobilisés pour obtenir l’admiration d’un tiers (ou des tiers) qui observe l’interaction. Par exemple, des situations où l’on cherche le regard de son supérieur, de ses collègues, ou d’un groupe idéalisé.
Il y a de contextes sociaux qui limitent les moyens pour répondre au besoin de se sentir exister. Au lieu d’avoir une pluralité de moyens, les seuls encouragés sont ceux liés au pouvoir. Il s’agit des contextes dans lequel il faut se démarquer, se faire admirer, performer, gagner, donc lutter et s’imposer. Dans l’extrême, c’est d’aller jusqu’à exprimer une négation de l’autre. Des moyens violents, notamment symboliques (langages, codes, procédures, etc.), prennent une place prépondérante et deviennent ainsi la monnaie d’échange. Si l’on ajoute à ces moyens l’interprétation selon laquelle le pouvoir nomme la vérité de la condition humaine, on crée alors une boucle de renforcement de ces moyens.
Ces réalités existent à plusieurs degrés, et les identifier nous permet de bien les adresser et d’agir pour les limiter, mais, j’insiste, les moyens disponibles et utilisés pour sentir qu’on est quelqu’un sont multiples, même dans ces types de contextes
Vers d’autres moyens
J’habite dans un réseau d’interactions qui véhicule des idées sur les gestes, les sons, les regards et les mots qui me constituent. Ce réseau rend disponibles différents moyens pour répondre au besoin essentiel, constitutif de tous les êtres humains, de sentir que j’existe par l’interaction avec les autres. C’est un besoin toujours présent, mais rarement nommé. En plus du contenu des propos que j’adresse et qui me sont adressés, il y a cette trame de fond.
Je me souviens d’une conversation qui a eu lieu il y a longtemps entre deux personnes très significatives pour moi, qui m’a permis de mieux saisir ce que je n’arrivais pas à nommer : pendant qu’elles discutaient de cette idée du pouvoir comme étant à la source de toute relation, j’ai pu percevoir comment, autant l’une que l’autre, répondaient à leur besoin d’exister. Chacune voulait exister dans le regard de l’autre. Cette quête essentielle se déployait en même temps que l’échange d’arguments. Mais, au lieu de mobiliser des outils propres au pouvoir (dans ce cas celui d’avoir raison), elles ont trouvé un autre moyen pour avancer dans leur interaction : une voie d’interaction heureuse. Le fait qu’elles s’adressaient leurs réflexions, en s’écoutant, en sachant que l’autre était pertinente pour l’échange, augmentait leur sentiment d’exister. J’ai senti comment leur échange s’est terminé, pour elles deux, et pour moi comme témoin, avec un surplus d’être.
Des voies nous permettant d’exister ensemble sont disponibles, même dans des contextes qui les limitent. Comment les identifier ? Je n’ai pas de liste toute faite, mais seulement une piste qui m’aide à les reconnaître : en observant si ces voies acceptent et accueillent l’idée de notre interdépendance et du fait que notre identité est toujours incomplète. Cette piste peut nous permettre d’être attentifs à la demande de se sentir exister que nous nous adressons constamment, les uns aux autres, parfois maladroitement.
¹ J’ai pu constater la diversité des accents français au Québec, que j’ai qualifiés de ‘traditionnels.’ J’ai également remarqué que cette diversité est souvent peu mise en avant, bien qu’elle soit fortement ressentie : Au Lac-Saint-Jean, l’accent est différent de celui de Montréal, de Québec ou de l’Abitibi.
² Il faut noter qu’il existe également un débat significatif et des questionnements sur la nature humaine dans les milieux intellectuels et sociaux, alimentés par des découvertes scientifiques dans les nouvelles approches en sciences cognitives, notamment l’énactivisme, dans les études sur le développement du nouveau-né, en primatologie, entre autres.
³ Todorov, T. (2013). La vie commune. Essai d’anthropologie générale. Le Seuil.
Crédit photo : Photo de Soroush Karimi sur Unsplash
Le Projet collectif en inclusion (PCEIM) est un organisme soutenu par Centraide du Grand Montréal