La planification du passé

 Dans Nouvelles

David Castrillon – MSc en Gestion

Directeur général – Projet Collectif en Inclusion à Montréal (PCEIM)

Président – Réseau alternatif et communautaire des organismes (RACOR) en santé mentale de l’île de Montréal

Révise par Justine Israël


La planification du passé : pour une gestion réaliste des organisations 

Les temps de crise peuvent nous amener à observer la réalité autrement. Lorsqu’il s’agit de la gestion des organisations, et particulièrement d’organisations à vocation sociale, des apprentissages dans la crise peuvent nous servir à construire des nouvelles réalités. Cette réflexion est une invitation à explorer d’autres manières de comprendre les organisations, et pourquoi pas, à repenser notre rapport à l’avenir

Un type gestion très répandu véhicule une représentation, pas toujours consciente ni explicite, des organisations comme étant des machines inertes : l’organisation est un système qui, grâce à l’action consciente et contrôlée des gestionnaires, peut devenir un objet de précision mathématique. Cette représentation de la gestion se manifeste de différentes façons. Une des manifestations dont on aimerait parler est celle de la croyance qu’on peut contrôler et même déterminer le futur de l’organisation, ou les gestionnaires vont passer beaucoup de temps dans la création – et la justification de la pertinence – des plans stratégiques les plus détaillés. 

Cela sert souvent à nourrir deux types de sentiments :  

Le sentiment d’avoir le contrôle : la planification, plus que d’être une réponse aux enjeux de l’organisation, est un moyen de répondre à l’anxiété de l’inconnu, du manque de repères, ainsi qu’à la recherche d’une reconnaissance de distinction : on pense qu’on sera vu comme celui qui maîtrise les situations.  

Le sentiment d’avoir un pouvoir : Au-delà d’être un palliatif contre l’anxiété face à l’inconnu ou un type de reconnaissance basé sur la distinction, le contrôle peut devenir une fin en soi : sentir que les autres font ce qu’on veut, que tout fonctionne selon ce qui sort de notre tête. Le sentiment d’exister peut faussement se nourrir de la jouissance de se sentir comme le sauveur, ou de se percevoir comme étant l’architecte de la réalité. 

Ces manifestations peuvent prendre la forme de plans stratégiques qui donnent l’illusion, par certains moments, de contrôle total. Cependant, ce qui arrive, dans la réalité, ce sont des dépassements constants (changements, négations, resignification) des plans. Parfois ces dépassements sont explicités par les gestionnaires, mais ils restent plus souvent inavoués autant par les gestionnaires que par tous les acteurs de l’organisation. S’installe ainsi le jeu de faire semblant : le plan, qui est la référence pour les actions, arrive finalement à ne pas représenter la réalité, mais tous doivent faire semblant de l’inverse. Les personnes de l’organisation passeront donc une bonne partie du temps à justifier le plan, surtout aux yeux de celui qui veut le contrôle et qui a le pouvoir.  

Le sens du passé  

Une des caractéristiques des êtres vivants est la capacité de donner un sens aux actions. Cette construction de sens se fait dans le moment présent avec un certain souci des possibles conséquences, et se fait aussi grâce aux lunettes qu’on porte comme résultat de nos expériences vécues. En plus, l’être humain a la capacité de donner un sens à son parcours de vie, c’est-à-dire à son passé. Cela veut dire que les événements désordonnés, absurdes, aléatoires qui composent notre existence passent par notre filtre de « donner du sens » pour former un récit plus ou moins cohérent, plus ou moins ordonné, parfois très ordonné. Il faut souligner qu’on n’arrive pas réellement à ordonner la réalité, on arrive à créer un récit, plus ou moins structuré, de notre existence en partie chaotique. On a la capacité de créer des représentations très cohérentes d’un passé qui ne l’est pas autant. Cette capacité, il faut le souligner, appartiennent à et émerge dans nos interactions avec les autres. Elle est le résultat de notre nature hypersociale.  

Une autre gestion, une autre création du sens 

D’autres formes de gestion sont possibles si l’on tient compte de cette idée de création de sens. Pour cela, il faut s’ouvrir à une autre compréhension de l’organisation que celle d’une machine de précision mathématique. Il faut l’observer plutôt en tant que phénomène vivant, comportant une complexité qui dépasse celle des machines (un système vivant de troisième type [1]). Une des tâches du gestionnaire, dans cette compréhension de l’organisation, est de collaborer, par son rôle, à la création d’un sens plus ou moins partagé. Si l’on tient compte de l’idée de création de sens, il faudrait donc, plutôt que de se centrer sur la planification du futur, se questionner sur la tension entre le passé et le présent, afin que les personnes puissent prendre des décisions dans leurs actions.  

Cette réflexion est une invitation à concevoir l’idée de la planification du passé. On observe clairement l’oxymore (deux termes contradictoires mis l’un à côté de l’autre). Cette planification du passé implique de comprendre qu’une fois qu’une action est réalisée, elle rentre en interaction avec le monde et se transforme et transforme le monde : on en perd le contrôle!  Cette crise nous l’a montré dans toute son évidence.

Dans cette planification, le gestionnaire s’avoue et avoue aux autres qu’il ne peut pas avoir le contrôle sur le futur (on accepte donc l’autonomie de l’organisation et des personnes). En revanche, dû à la place qu’il occupe dans l’organisation, le gestionnaire devrait être le plus soucieux d’être à l’écoute de sens construits, d’aider à la négociation des différents significations et de partager ses propres interprétations de la réalité de l’organisation, afin de créer un sens global, plus ou moins stable, sur ce qu’était et ce qu’est l’organisation. Il n’est pas question de ne pas décider ou agir quant au futur de l’organisation. Il s’agit, au contraire, d’agir en tenant compte d’une compréhension poussée du sens créé par l’organisation, de sa place dans la société, de l’autonomie de ses dynamiques internes et de l’acceptation de l’incertitude comme faisant partie de la vie. Le défi est donc de créer un cadre de référence ancré dans la réalité organisationnelle, et non pas dans l’idéal de contrôle de l’avenir organisationnel.  La planification du passé est un mode de gestion qui tient compte de la complexité organisationnelle. 

Ce type de compréhension et de pratique de planification du passé se fait de manière plus organique dans les organisations engagées dans la concertation, la participation et le partage d’information. La planification du passé implique une ouverture à la sérendipité [2] : la capacité de trouver ce qu’on n’a pas cherché, grâce à un œil attentif qui se questionne sur le sens des actions et sur la possibilité d’interagir sans plan ou objectif précis, sans chercher à instrumentaliser les relations.

Finalement, il ne faut pas tomber dans le piège de croire qu’une planification du futur dite stratégique nous donnera la clé du contrôle, car cette clé vient souvent avec une perte d’autonomie, de solidarité et d’efficacité.


[1] Explication Morin : Un système de troisième type est composé par des sujets autonomes dotés de conscience qui, ensemble, interagissent avec une certaine régularité constituant un être autonome qui interagit à son tour avec le monde.

[2] Voir l’article Une gestion à la Jack Sparrow : Pour le contrôle du désir de tout contrôler sur le blogue


Le Projet collectif en inclusion (PCEIM) est un organisme soutenu par Centraide du Grand Montréal

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